23.
Une trombe vivante
Pendant que les Chevaliers se préparaient à quitter Émeraude, la situation s’était détériorée au Château de Zénor. Afin de stopper l’avance des curieux insectes ailés, Swan décida de se servir de son arme la plus puissante pour attirer leur attention dès qu’ils furent suffisamment près du palais. Elle était loin de penser que tout l’essaim allait réagir ! Sur le balcon de pierre surplombant l’océan, elle leva les bras et chargea ses paumes. Derrière elle, Farrell demeurait immobile, inquiet de voir qu’une seule humaine s’apprêtait à affronter toute une armée de grosses abeilles dont elle ne connaissait rien.
Les premiers rayons mortels de Swan frappèrent leur cible. Ils transpercèrent l’abdomen doré des insectes volant en tête de la nuée, les précipitant dans les flots. Un bourdonnement assourdissant s’éleva de l’océan et Swan s’empressa d’abattre autant d’abeilles que possible avant leur arrivée au-dessus d’elle. Le nuage devint alors plus compact et fonça comme un éclair sur le château.
— Farrell, si tu maîtrises le moindrement tes facultés magiques, ce serait une excellente occasion de m’aider ! hurla la jeune femme qui voyait des centaines d’insectes approcher à grande vitesse.
— Je ne sais pas comment m’en servir pour me battre ! paniqua-t-il.
— Fais tomber de la pluie ! Soulève la mer ! Fais n’importe quoi ! Nous allons être massacrés !
Le jeune paysan reprit son sang-froid en pensant au bonheur qui l’attendait dans les bras de cette belle guerrière. Soudain, derrière l’essaim, un tourbillon de vent commença à aspirer l’eau de l’océan tout en avançant vers la terre ferme. Cela ressemblait à une toupie géante tournant de plus en plus rapidement sur elle-même. La tornade s’intensifia et se mit à engouffrer les abeilles comme un monstre affamé. En voyant venir ce fléau, les ennemis s’éparpillèrent autour du château. C’est alors que Swan constata que le tourbillon liquide fonçait sur le palais.
— Farrell, arrête-le tout de suite ! exigea-t-elle en mesurant la force du phénomène.
Mais, paralysé, le jeune homme fixait l’océan avec stupeur. Swan le poussa violemment sur le sol et la colossale colonne d’eau frappa la façade ouest du Château de Zénor en faisant trembler ses fondations. La vague qui balaya le balcon précipita les deux amoureux dans le couloir, où ils butèrent finalement contre un mur transversal. Swan tira aussitôt la tête de son compagnon hors de l’eau.
— Farrell, est-ce que ça va ?
— Oui, ça va…, répondit-il en toussant.
— Tu as fait du bon travail, mon ami. Mes frères pourront facilement affronter le reste des envahisseurs, maintenant.
Une intense vibration se fit sentir dans le palais. La femme Chevalier comprit que les abeilles survivantes y pénétraient afin de venger leurs congénères. Les portes de bois du vieil édifice étant pour la plupart pourries, rien ne pourrait les arrêter. La mission de Swan consistait à ralentir l’ennemi, ce qu’elle avait incontestablement accompli avec l’aide de Farrell. Il ne leur restait plus qu’à demeurer en vie en attendant les renforts.
Swan saisit le bras de Farrell, Elle l’entraîna vers l’escalier, où l’eau coulait comme une cascade. Ils s’accrochèrent fermement à la rampe pour ne pas être emportés par le courant. Lorsqu’ils arrivèrent sur le palier inférieur, ils furent accueillis par une dizaine d’abeilles vrombissant furieusement en volant sur place. Chacune était aussi grosse qu’un homme adulte, et leurs ailes transparentes frôlaient les murs de chaque côté. Leurs yeux, de la taille des pamplemousses, étaient couverts de petites facettes brillantes où les deux humains se reflétaient. Swan ressentit la terreur de Farrell.
L’eau coulait maintenant en petits ruisseaux entre leurs pieds, poursuivant sa course vers les autres étages, donnant à Swan un terrain plus ferme pour affronter l’ennemi. D’un geste rapide, elle dégaina son épée de la main droite. De l’autre, elle lança un premier rayon mortel sur l’insecte qui se trouvait droit devant elle. Sa tête explosa et fit tourbillonner les autres, mais ils n’abandonnèrent pas pour autant leurs plans de vengeance. D’un bloc, les abeilles foncèrent sur leurs adversaires en émettant des bourdonnements encore plus forts.
Swan n’eut que le temps de lancer un deuxième rayon lumineux sur l’une des assaillantes et de trancher la tête d’une troisième avec son épée avant que les suivantes se précipitent sur elle. Sans qu’elle comprenne pourquoi, sa lame devint alors d’un rouge étincelant. Son bras fut subitement si douloureux qu’elle faillit laisser tomber son arme. Elle l’agrippa à deux mains, rassemblant tout son courage, et multiplia les coups avec toute la force qu’elle possédait.
— Farrell, retourne en haut ! cria-t-elle en combattant.
Le paysan lui obéit sans hésiter, mais avant d’avoir pu grimper cinq marches, il entendit d’autres battements d’ailes sonores à l’étage supérieur.
— Il y en a d’autres là aussi ! s’exclama-t-il avec terreur.
Wellan ! appela Swan avec désespoir.
Les Chevaliers d’Émeraude venaient d’apparaître sur la plage à côté du château lorsque le grand chef entendit le signal de détresse de sa sœur d’armes. D’un seul coup d’œil, il évalua la situation. Des insectes volants cherchaient à s’infiltrer dans le gros édifice de pierre. Avec ses sens magiques, il sentit aussi leur présence à l’intérieur. Je suis dans l’escalier principal et je suis coincée ! l’avertit Swan dans son esprit.
Wellan ordonna tout de suite aux plus jeunes de rester à l’extérieur sous la direction de Bridgess afin d’attaquer l’ennemi avec des rayons enflammés. Il fonça dans la cour avec les plus vieux, des vétérans qui ne se laisseraient pas gagner par la panique s’ils se retrouvaient face à face avec ces abeilles géantes dans les étroits couloirs.
Swan continuait d’asséner des coups mortels avec sa lame soudain plus tranchante et son bras plus puissant, mais les insectes étaient trop nombreux. Elle sentit le dos de Farrell heurter le sien. D’autres abeilles s’avançaient vers lui dans l’escalier, et il reculait, trop effrayé pour se défendre. L’une d’elles replia subitement son corps vers l’avant et lui présenta son dard aussi gros qu’une pointe de lance. Mort de peur, Farrell ne bougea même pas lorsqu’elle le lui enfonça dans le côté. Il poussa un terrible cri de douleur et s’effondra dans les jambes de Swan. Cette dernière trébucha sous les bêtes qu’elle était en train de combattre et perdit le contrôle de son épée.
S’écrasant près de Farrell qui se tordait de souffrance, elle tendit les mains pour en laisser sortir les flammes dont les Chevaliers se servaient pour incinérer les cadavres de leurs victimes. Cela empêcha les insectes les plus rapprochés de leur planter d’autres dards dans le corps, mais lorsqu’ils commencèrent à s’écrouler sur eux, elle craignit que leur poids ne les fasse suffoquer.
Une multitude de rayons lumineux se mirent alors à zigzaguer dans le grand portique. Les abeilles s’écrasèrent les unes après les autres sur les murs de pierre, succombant à la force de frappe des Chevaliers d’Émeraude. Kira aurait bien aimé se servir de son étonnante puissance de destruction contre ces affreuses bestioles, mais ses compagnons se trouvant au milieu d’elles, ils auraient péri en même temps. Elle se servit plutôt de sa redoutable épée double et faucha antennes, pattes et dards en faisant bien attention de ne pas blesser les siens.
— Swan ! héla la voix forte de Wellan.
— Je suis sous les cadavres ! répondit-elle, en colère. Aidez-moi ! Farrell est blessé !
Falcon et Dempsey les débarrassèrent des abeilles mortes et de leurs encombrantes ailes en utilisant leurs épées et leurs pieds pour les repousser plus loin, Swan se retourna vers son jeune ami qui gémissait. Elle tenta immédiatement de refermer sa plaie, de laquelle le sang giclait comme d’une fontaine. Avec horreur, elle capta la présence d’un corps étranger dans sa chair.
— Santo ! hurla-t-elle avec détresse.
Malgré les combats qui se poursuivaient autour de lui et les bourdonnements assourdissants des insectes, le guérisseur se précipita vers le corps de Farrell au pied de l’escalier.
— Il y a quelque chose de maléfique dans sa blessure ! l’informa Swan, effrayée.
Santo déchira la tunique du jeune paysan pour découvrir une plaie de la grosseur d’un poing juste en dessous de ses côtes. Il passa la main sur la blessure et s’étonna de ressentir la présence d’une forme de vie à l’intérieur de l’abdomen, alors qu’il s’attendait plutôt à y découvrir un poison quelconque. N’ayant jamais eu à faire face à ce genre de situation, le guérisseur choisit de ne pas refermer le trou avant d’en avoir extrait ce que la créature y avait déposé.
Pendant que ses frères abattaient impitoyablement les abeilles, Santo se concentra profondément. Il se servit de ses deux mains pour repérer la petite créature qui se tortillait dans la chair de Farrell afin de la ramener vers l’ouverture. Il s’agissait d’un travail difficile, même pour un magicien de sa trempe, et il sentit ses forces diminuer rapidement. Le blessé cessa de gémir. Le teint livide, il respirait avec de plus en plus de difficulté.
— Santo, je t’en conjure, dis-moi quoi faire pour t’aider, supplia Swan qui voyait son amant dépérir à vue d’œil.
— Cette chose est en train de le tuer et je suis incapable de m’en saisir ! déplora son compagnon, le front perlé de Sueur.
Dès que la dernière abeille eut été décapitée à l’intérieur du château, Wellan ordonna à ses compagnons de prêter main-forte aux plus jeunes qui combattaient les insectes dans la cour Pendant qu’ils s’y précipitaient, il se rendit auprès de Santo.
— Comment est-il ? s’inquiéta le grand chef.
— Très mal, avoua le guérisseur. Apparemment, ces insectes se servent de leurs dards pour pondre leur progéniture dans la chair humaine.
— Fais tout ce que tu peux pour lui, Santo. Je dois aller m’assurer que nous éliminions ces créatures jusqu’à la dernière.
Wellan s’élança dans le couloir, en direction de la cour. Kira ne le suivit pas. Elle s’arrêta plutôt près du lointain cousin de son époux de plus en plus pâle. Elle voyait bien que Santo n’arrivait pas à le débarrasser de son mal.
— Peux-tu le sauver ? l’implora Swan, les yeux remplis de larmes.
— Je vais essayer, s’empressa la Sholienne.
Comme eux, elle passa la main au-dessus de la poitrine de Farrell. Une curieuse force se dirigeait vers son cœur. Or, Abnar disait que la vie dépendait de cet organe important et que lorsqu’il s’arrêtait de battre, la mort était inévitable. Ce qui rampait à l’intérieur du paysan risquait donc de le tuer dans les prochaines minutes si personne n’arrivait à intervenir. Kira projeta une intense lumière mauve sur Farrell, qui poussa un hurlement. Swan lui souleva la tête pour la déposer sur ses genoux. Les mains sur ses tempes, elle lui transmit une vague d’apaisement.
— Cette chose me résiste, Santo, déclara Kira. Je sais que si elle atteint son cœur, Farrell mourra, mais si elle arrache tout sur son passage pendant que je tente de la faire sortir, il ne sera pas en bien meilleur état.
— Je m’occuperai de ses blessures internes quand tu auras réussi à l’extraire, assura le Chevalier guérisseur en ménageant ses forces pour le coup final.
Alors Kira risqua le tout pour le tout. Elle ne ménagea pas sa puissance dans ce combat contre la créature qui se débattait furieusement dans l’organisme de Farrell. En utilisant toute sa concentration, elle réussit à capturer magiquement la mystérieuse bête et à la tirer jusqu’à la plaie. Swan ravala un cri de surprise en apercevant son affreuse petite tête hérissée d’épines jaillissant de la poitrine du blessé, mais Kira demeura imperturbable. Comme un prédateur, elle planta ses griffes acérées dans l’animal gluant et le retira de la chair de Farrell qui perdit conscience.
La créature tubulaire, longue comme la main d’un homme environ, s’écrasa brutalement sur la pierre. D’un geste rapide, Swan l’incendia avec un rayon enflammé, pendant que Santo passait les mains au-dessus du jeune homme, soulagé de ne pas déceler d’autres larves. Il entreprit sur-le-champ de refermer toutes les blessures internes ainsi que la plaie béante, mais Farrell avait déjà perdu beaucoup de sang. Cela, aucun Chevalier ne pouvait y remédier avec sa magie. Lorsque la lumière blanche s’éteignit finalement dans ses paumes, le guérisseur épuisé s’écroula près de son patient. Kira se précipita sur lui, mais le halo qui lui permettrait de rétablir son essence vitale l’enrobait déjà.
Blafard comme la mort, Farrell ne pourrait certes pas être transporté de façon traditionnelle jusqu’au Royaume d’Émeraude. Et puisque la côte était une fois de plus devenue un champ de bataille, ils ne pouvaient pas non plus se permettre de le laisser à Zénor le temps de sa guérison.
— Maître Abnar, si vous pouvez m’entendre, je vous en conjure, vous devez me venir en aide, implora Kira.
Le Magicien de Cristal, à qui les dieux avaient confié la survie des Chevaliers d’Émeraude, se matérialisa près d’elle. Il jeta un coup d’œil aux cadavres gluants qui jonchaient le couloir et l’escalier puis se tourna vers le corps inanimé de Farrell et le regard suppliant de la Sholienne.
— Je ne peux pas intervenir dans vos combats, lui rappela-t-il sévèrement.
— Je sais, maître, mais vous pouvez en retirer les blessés. Alors, ramenez ces trois soldats au Château d’Émeraude afin qu’ils puissent y reprendre des forces. Je me charge du reste.
Abnar vit Santo allongé sur le sol, entouré d’un cocon lumineux, ainsi que Swan à bout de force après son combat contre les abeilles, mais il ne reconnut pas le jeune homme gisant devant elle.
— Cet homme n’est pas un Chevalier, fit-il en scrutant le visage de Farrell.
— C’est mon futur époux, riposta Swan, et il a combattu ces insectes à mes côtés.
Abnar demeura silencieux un instant, puis disparut en emportant les trois humains avec lui. « Tant mieux », pensa Kira en se relevant. Elle aurait perdu un temps précieux à le convaincre de faire une exception aux règlements. Elle courut rejoindre ses frères dans la cour du château. Elle n’avait reçu aucun message de détresse de la part de son époux qui s’y battait avec les recrues, mais elle voulait quand même garder un œil sur lui.
Autour du palais et sur la plage, les jeunes Chevaliers abattaient les insectes volants à l’aide de leurs pouvoirs magiques. Les épées étaient également utiles lorsqu’une abeille fonçait sur eux en pointant son dard menaçant. La magie que leur avait accordée la dame blanche semblait fonctionner, puisqu’ils arrivaient à les tuer sans effort.
En sortant de l’édifice, Wellan les sonda rapidement, Il constata avec satisfaction qu’aucun de ses hommes n’avait été blessé. Wellan, que se passe-t-il, à la fin ? tonna la voix de Jasson dans leurs esprits. Pourquoi êtes-vous partis sans Bergeau et moi ? Et pourquoi nos épées sont-elles devenues rouges tout à coup ? Le grand chef évalua la situation sur le terrain avant de leur répondre.
C’est un cadeau des dieux. L’ennemi a frappé Zénor et je n’ai pas eu le temps de vous attendre. Restez avec Lassa. Notre nouvel ennemi est un essaim d’abeilles géantes qui pourrait fort bien voler jusqu’à Émeraude. Ne les laissez pas se rendre jusqu’au porteur de lumière. Les deux Chevaliers acceptèrent volontiers cette mission.
Wellan lança ses hommes à l’assaut des derniers insectes, qu’ils massacrèrent sans pitié avec leurs épées ensorcelées. C’est alors que le jeune Brannock, juché sur les pierres de la brèche dans les remparts, aperçut un curieux nuage noir remontant la côte vers le nord.
— Wellan ! cria-t-il en revenant vers lui à la course.
Le grand Chevalier pivota sur ses talons et vit une abeille foncer sur le jeune homme.
— Brannock, par terre ! commanda Wellan en s’élançant à sa rencontre.
Ce fut sa discipline qui sauva ce Chevalier nouvellement adoubé. Sans la moindre hésitation, il se jeta à plat ventre puis roula sur le dos en brandissant son épée devant lui, comme on le lui avait enseigné. L’abeille repliait son corps pour enfoncer son dard dans la poitrine de Brannock lorsque l’épée puissante de Wellan fendit l’air et tua l’insecte instantanément. Celui-ci s’écrasa lourdement à côté du jeune soldat.
— Dans le ciel ! prévint-il Wellan en combattant sa peur. Au-dessus de l’eau !
Le grand Chevalier leva les yeux mais ne vit rien. De là où ils étaient, ils ne pouvaient pas apercevoir l’océan à cause des remparts. Wellan se précipita dans la brèche, Falcon fonça derrière lui pour le couvrir. Ils sautèrent tous les deux sur les pierres usées, pour s’apercevoir que l’essaim remontait la côte.
— Chevaliers, suivez-moi ! ordonna Wellan.
Il courut sur la plage où se trouvait un groupe de plus jeunes guerriers et appela les autres par voie télépathique. Il en fit rapidement le compte grâce à ses sens magiques, détectant aussitôt les absences.
— Où sont Swan et Santo ? demanda-t-il à ceux qui avaient combattu dans le palais.
— Abnar les a emmenés avec Farrell au Château d’Émeraude, expliqua Kira. Ils étaient trop faibles pour continuer.
Wellan s’informerait plus tard de leur état de santé. Pour l’instant, il devait traquer le reste des insectes pour les détruire avant qu’ils ne s’en prennent aux habitants des royaumes côtiers. Il visualisa sa prochaine destination et tendit les bras devant lui.
— Mais les cadavres ? protesta le nouveau Chevalier Fabrice.
— Nous reviendrons les incinérer plus tard, décida Wellan. Commençons par sauver les villageois d’Argent.
Il croisa ses poignets. Le tourbillon d’énergie apparut devant eux. Tous y suivirent leur grand chef sans répliquer.